Chapitre V
Après avoir assisté au départ du groupe de Terriens de son vaisseau, Dam alla voir Soo Corda dans sa cabine. Elle écouta son point de vue avec sympathie, mais le réprimanda gentiment d’avoir adopté une attitude aussi arrogante avec un personnage de l’importance du préfet du port. Influencé par ses arguments raisonnables, Dam commença à voir plus clairement que sa propre attitude brouillait son jugement, l’amenant à se mettre sur la défensive alors que seule sa propre fierté était menacée. Il maudit sa naïveté, quand elle lui fit observer que tous les dossiers confidentiels du vaisseau avaient été réécrits sur Castalia, justement en prévision d’une telle inspection.
Les paisibles pouvoirs de persuasion de Soo, ce soir-là, furent plus grands que ceux du colonel Dimede à son retour. Quand le colonel rouvrit le débat, il avait dans sa main une copie de la plainte du préfet du port.
« Je sais que vous vous sentiez dans votre droit, Dam. Mais ces gens ont une mentalité différente ; nous ne sommes pas seulement une unité combattante mais aussi des ambassadeurs – ou nous devrions l’être – en montrant ce que nous jugeons le meilleur de la culture du Noyau.
— Y compris être poli avec des brutes indiscrètes ? protesta Dam. Je croyais que les Etats planétaires du Noyau étaient fondés dans un esprit d’indépendance. Cela aussi fait partie de la culture du Noyau, vous savez. »
Dimede leva une main.
« D’accord, d’accord, Dam. Ne vous énervez pas. Vous savez que je ne puis discuter de cette politique avec vous. A tort ou à raison, nos ordres sont de nous placer sous le commandement des Terriens, et cela implique que nous supportions avec grâce toutes les provocations et tous les affronts. Cela fait également partie de la mission, et vous ne pouvez pas vous rebiffer contre cela, sans vous rebiffer aussi contre moi.
— Dans ce cas, mon colonel, je vous présente mes excuses et j’accepte la réprimande.
— Bien. Le fait sera enregistré et l’affaire classée. Mais je voulais vous parler d’autre chose. Depuis notre départ de Castalia, vous avez trop travaillé. Vous vous crispez. Nous avons de délicates missions devant nous, et un officier déjà tendu au point de craquer est la dernière chose dont nous avons besoin. Nos ordres n’arriveront pas avant quelques jours, alors vous allez atterrir et prendre une permission. Descendez donc vous amuser et vous détendre.
— Avec votre autorisation, mon colonel, je préfère rester à bord.
— Une vedette pour les permissionnaires sera prête d’ici une heure. Vous allez la prendre avec le premier groupe qui débarque. C’est un ordre, Dam.
— Bien, mon colonel. Je la prendrai. »
Il découvrit qu’une chambre lui avait déjà été réservée au Club des officiers coloniaux. La plupart des hôtes venaient du Noyau et, comme lui, beaucoup se trouvaient sur la planète-mère pour la première fois. Cependant, il y avait chez eux un sentiment qu’il ne pouvait éprouver, une passion, une avidité de visiter la planète où la race humaine était apparue. Les brochures dans le foyer proposaient de nombreuses excursions par strato-jet au « Berceau de la Civilisation », à la « Planète natale de l’Homme » et d’autres sites d’intérêt historique ou touristique. Dam s’intéressait plus à ce qu’étaient devenus les habitants de Terra qu’à ce qu’ils avaient été. Il devinait qu’il aurait du mal à justifier le terme de « progrès » pour les longues années entre la genèse et la maturité actuelle supposée.
Sur la route du cosmoport au Club, il avait déjà vu d’interminables rangées de grands immeubles d’habitation gris d’une uniformité étonnante, alors que le guide parlait avec enthousiasme des avantages philosophiques et pratiques de l’habitation collective. Dam, pour qui tout lieu avec plus de deux maisons visibles était odieux, se demanda quel pouvait être le pourcentage de suicides et comment l’on parvenait à se soulager de toutes les frustrations et tensions refoulées sans faire éclater toute la structure sociale. Il trouva une réponse partielle à sa question quand il apprit qu’il existait une conscription obligatoire de Service Spatial ; elle prenait les jeunes en charge dès que le système scolaire les lâchait.
Il dîna de bonne heure au Club, puis, sur les indications de certains des hôtes, il alla explorer la partie de la ville que l’on disait consacrée à la détente et à la distraction. Là seulement, parmi la foule, les lumières des cafés, les théâtres, les salles d’attractions, un peu de la magie légendaire de la nuit terrienne commença à percer son parti pris morose. Il dut reconnaître que pour ce qui était de la distraction organisée et de l’entreprise hardie, rien de ce qu’offrait le Noyau ne pouvait s’y comparer.
Pendant un moment, il se joignit à un groupe d’officiers coloniaux qu’il avait rencontrés au Club, il but quelques verres avec eux, et ils le présentèrent à plusieurs filles mais il refusa d’aller danser. Quand le groupe se sépara enfin, il resta seul à une terrasse de café, sous un déploiement de lumières multicolores, écoutant la musique d’un artiste ambulant dont le bel instrument à cordes déchirait son âme nostalgique par d’étranges mélodies évocatrices de mondes lointains. Il se trouva assis à côté d’une jolie fille, vêtue à la mode terrienne, mais avec un léger accent révélant qu’elle devait être originaire du centre de la galaxie.
Dam ne sut trop comment la conversation s’engagea, mais il apprit bientôt qu’elle s’appelait Tez-ann et qu’elle était venue de Gannen pour tentative de carrière artistique qui avait échoué. Pour gagner sa vie et de quoi retourner à Gannen, elle avait trouvé un emploi au Centre Culturel d’Outre-monde. Sa situation économique était telle qu’au bout de cinq ans, elle n’était pas plus près de pouvoir rentrer chez elle qu’à ses débuts.
Tez-ann était agréable à écouter et sa franchise naïve enchanta Dam. Ils avaient des points communs, dans leur aversion et leur méfiance envers Terra et les Terriens. Dam trouva encourageant de découvrir une autre personne qui partageait si étroitement ses inquiétudes. Alors qu’ils buvaient et bavardaient, le musicien ambulant, les prenant apparemment pour des amoureux, vint à leur table pour leur jouer et leur chanter une tendre et obsédante mélodie d’amour, parlant de grands désirs et de la nostalgie d’autres lieux et d’autres temps. Dam le récompensa plus que généreusement, Tez-ann et lui rirent de la méprise, et firent semblant d’être des amoureux, en se tenant par la main et en se regardant au fond des yeux. Finalement, ils partirent se promener le long des passerelles illuminées qui conduisaient au-dessus des toits vers les vieux quartiers. Elle le mena dans les coins les plus sombres, où il put mieux voir le ciel terrien si incroyablement pauvre en étoiles.
Au milieu de la nuit, quand les cafés fermèrent et que la musique se tut, Tez-ann devint plus sérieuse. Elle fit à Dam diverses confidences intimes, et insista pour qu’il passe le plus de temps avec elle qu’il le pourrait pendant sa permission ; elle finit par l’inviter à terminer la nuit chez elle, dans sa chambre du Centre Culturel d’Outre-monde, ajoutant qu’elle ne vivait pas en communauté et qu’ils y seraient seuls. Songeant aux ordres que lui avait donnés le colonel Dimede, de se distraire et de se détendre, Dam ne put imaginer de manière plus agréable de lui obéir. Ils repartirent bras dessus bras dessous.
La « chambre » de Tez-ann était un appartement tout à fait spacieux et bien meublé, ce qui était surprenant pour une personne qui disait économiser pour avoir de quoi payer son retour à Gannen. Elle répondit à sa question muette, en expliquant que c’était un logement de fonction qu’elle ne pouvait échanger contre un salaire plus important. Dam découvrit qu’elle faisait partie d’un groupe hostile à la junte militaire au pouvoir et il parcourut avec intérêt plusieurs pamphlets vaguement subversifs pendant qu’elle se baignait et se changeait.
Elle revint parfumée, les yeux doux, en robe d’intérieur bleue, apportant à boire dans de magnifiques coupes. La liqueur, lui dit-elle, était une spécialité de Gannen, difficile à trouver sur Terra. D’après la légende, des philtres d’amour avaient jadis été préparés avec le même mélange d’herbes donnant sa saveur à l’alcool. Elle était amusante et provocante ; ils trinquèrent et burent, en se regardant dans les yeux. Dam trouva la liqueur singulièrement enivrante, mais un soupçon soudain lui vint trop tard ; quand il se leva, il chancela et faillit tomber. La réaction de Tez-ann fut différente ; elle lança violemment son verre contre le mur, la figure soudain blême et convulsée de rage.
« Salauds ! » cria-t-elle avant de s’écrouler sans connaissance.
Comprenant qu’il avait été drogué, Dam s’efforça de rester debout mais son sens de l’équilibre était détruit. Il tomba à la renverse sur le canapé et perdit connaissance à son tour.
Il rouvrit les yeux sous une lumière intense qui ondulait et bougeait bizarrement. En même temps, il s’aperçut qu’il pleuvait, qu’il était trempé jusqu’aux os et couché sur le ventre, en plein air, la joue dans une flaque. Il avait atrocement mal à la tête ; la douleur venait d’une grosse bosse au-dessus de son œil droit. La lumière était celle d’un projecteur braqué sur lui, qui se reflétait sur la flaque. Ce projecteur était monté sur un camion à coussin d’air d’où descendaient des hommes en uniforme.
« Pas de mouvements brusques, soldat ! Tu vas te relever bien doucement, les mains sur la tête. »
Dam obéit. Quand il fut debout, il trébucha contre une masse sombre, qui était le corps d’une femme. La robe bleue révéla immédiatement que c’était Tez-ann, et il eut soudain la nausée en voyant ses blessures et en s’apercevant que son sang s’était mêlé à l’eau qui le trempait. Un fulgurant lui avait fait sauter la moitié de la tête.
« Que… qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’est nous qui posons les questions, soldat. Toi, tu réponds », grinça un des hommes, tandis qu’un autre lui tirait les bras dans le dos et lui liait les poignets avec des menottes qui lui pénétraient douloureusement dans la chair.
Puis il fut traîné jusqu’au camion à coussin d’air et forcé de rester debout à côté, pendant que le corps de Tez-ann était examiné et tout le secteur environnant passé au peigne fin à la lueur de lampes à main. Finalement, le cadavre fut emporté vers un second véhicule et un officier s’approcha de Dam, tenant un fulgurant trouvé dans l’eau.
« C’est à toi, soldat ?
— Possible », répondit Dam.
Avec ses mains attachées dans le dos, il ne pouvait vérifier si son arme était encore dans l’étui sur sa hanche.
« C’est à toi, oui ou non ? »
Une gifle brutale faillit lui dévisser la tête. Il cracha du sang de sa joue fendue.
« Si c’est à moi, je ne m’en suis pas servi, je le jure ! »
L’officier fit signe à ses hommes.
« Embarquez-le et préparez-le pour l’interrogatoire. Prévenez le labo de travailler sur la blessure et l’arme. Je veux une identification formelle de cet individu et de la fille, et je veux tous les rapports sur mon bureau demain matin à la première heure. Si ce salaud de colonial s’imagine qu’il peut venir sur Terra pour faire du grabuge, je serai ravi d’en faire un exemple qui le dissuadera de recommencer.
— Mais je n’ai rien fait ! protesta Dam. Je peux vous expliquer… »
Un nouveau revers de main lui cassa une dent et lui meurtrit si bien la bouche que même, s’il avait osé parler, il aurait eu des difficultés.
« Ta gueule, infâme ordure du Noyau ! hurla l’officier. Tu donneras tes explications quand nous saurons quelles questions poser. J’en ai marre de ces sales coloniaux qui viennent foutre le bordel chez nous. Il est temps qu’on vous donne une leçon. Et je suis bien placé pour ça. »
Ne comprenant toujours pas ce qui avait pu se passer, Dam fut poussé dans la cellule d’acier du camion à coussin d’air, avec deux gardes armés sur ses talons. Un long moment plus tard, le véhicule recula enfin contre une rampe et, quand la porte s’ouvrit, Dam fut directement conduit dans la salle de réception sinistre d’un complexe de détention. On lui ordonna de vider ses poches et d’ôter tous ses vêtements. Son uniforme fut emporté et on lui remit à la place une combinaison informe. En se déshabillant, il avait remarqué avec inquiétude que son fulgurant n’était pas dans son étui de hanche. Il fit une brève déposition qui fut enregistrée avec beaucoup d’indifférence et on l’escorta dans les cellules.
La « préparation à l’interrogatoire », apprit Dam, était un euphémisme désignant une heure de passage à tabac par les quatre gardes qui semblaient prendre un grand plaisir à la lente et douloureuse démolition d’une « ordure du Noyau ». Jamais encore Dam ne s’était douté que les Terriens nourrissaient un aussi profond ressentiment, une telle haine contre les habitants du Noyau. Il comprenait encore moins pourquoi Terra insistait pour le service obligatoire, à titre de prêt, de peuples qu’elle méprisait et détestait.
L’heure de passage à tabac, qui ne laissa pratiquement aucune partie de son anatomie sans plaies ni bosses, se termina par l’arrivée d’un officier dans le couloir, qui appela les gardes pour une rapide conférence. Ensuite, ses bourreaux le laissèrent tranquille. Dam crut comprendre que l’on avait découvert quelque chose sur son cas qui modifiait la situation mais l’absence d’excuses ou d’offre de relaxation rendait peu probable que ce nouveau facteur agisse en sa faveur. Soudain, la lumière de la cellule s’éteignit, et il resta seul, pour de longues heures de sommeil pénible. Le retour de la lumière précéda l’arrivée d’un plateau de repas peu appétissant, l’autorisation de se laver à l’eau froide et une nouvelle heure de solitude avant que la porte s’ouvre et révèle la figure hostile du préfet du port, Segger.
« Hum, fit-il avec une certaine surprise. Je pensais bien que nous nous reverrions, commandant. Mais je n’aurais pas cru que ce soit si tôt. »